[LA CUISINE] #3 LA FABRICATION

Par un mail envoyé à ses anciens collègues, Pierre-Antoine Phulpin cherchait, avec d’autres membres de l’association Être Eco-lié.e.s, à composer une équipe pour la fabrication et l’installation de trois yourtes dans les Vosges. Intéressé par le projet, j’ai pris part bénévolement à ces chantiers. Cela m’a permis d’apprendre à utiliser un grand nombre de machines pour le travail du bois, et de discuter avec Pierre-Antoine de mon projet de fabrication de cuisine, ce qu’il a accepté sans sourciller.

Je profite donc de cet article pour t’adresser un grand merci, Pierre-Antoine. Merci pour ton enseignement sur l’utilisation des machines de menuisier et pour ta confiance de m’avoir laissé utiliser tes outils en autonomie. Si le résultat de la cuisine est aussi qualitatif, c’est en grande partie parce que l’équipement que j’ai pu louer l’était tout autant !

Je remercie également les autres membres de l’association Être Eco-lié.e.s pour l’excellent (et essentiel) travail de dynamisation du milieu rural qu’ils et elles réalisent. Je vous recommande chaudement d’aller les rencontrer sur place à Xirocourt (88) si vous passez dans le coin ou de jeter un œil à leurs activités sur etreecolie.maison. Enfin une mention spéciale à Rémy Méreau pour les riches discussions le midi et pour ton excellent pain !

Sur la route vers l'atelier de Xirocourt (un matin d'été)
Sur la route vers l'atelier de Xirocourt (un matin d'hiver)

Je termine cet aparté en précisant que Nancy et Xirocourt (lieu de l’atelier) sont distants de 40 km. Afin de limiter au maximum l’impact environnemental lié à la fabrication de la cuisine (un des objectifs que je me suis fixé ici), j’ai fait le trajet quotidiennement avec les transports en commun. Comme l’arrêt le plus proche desservi par l’autocar est situé à 12 km de l’atelier, j’embarquais avec moi mon vélo pour parcourir ces derniers kilomètres à travers la magnifique campagne du Saintois. Mais il arrivait aussi que j’utilise le canapé-lit, la cuisine et la douche de l’atelier pour rester dormir sur place et m’éviter des aller-retours (tout cela m’étant gracieusement offert par l’association. Un immense merci encore !)

Les grandes étapes de fabrication de la cuisine

I. Acheminer le matériel

Les plans en poches et l’atelier à ma disposition, il ne manquait plus que le bois. Pierre-Antoine et moi avons mutualisé un trajet chez son fournisseur pour récupérer ses matériaux et les miens.

Le matériel de Pierre-Antoine et le mien transporté sur une remorque-plateau.
Les ingrédients pour faire la cuisine !

II. Caissons en mélaminés

Pour la structure de la cuisine, j’utilise des caissons de mélaminés/MDF. Il s’agit de panneaux fabriqué à partir de bois déchiqueté puis mélangé à un solvant, avant d’être comprimé et séché. C’est une solution très couramment utilisée et abondamment documentée.

Pour m’adapter à la situation particulière de la cuisine, située au 5ème étage d’un immeuble sans ascenseur, je pré-usine les caissons pour pouvoir les transporter en pièces détachées, tout permettant de faciliter l’assemblage final une fois dans l’appartement.

Sciage des panneaux de mélaminés en bande de largeur adaptée à la fabrication de caissons
Sciage des bandes et perforation ponctuelle des panneaux pour faciliter l'assemblage
Pré-assemblage d'un caisson pour en vérifier la facture (et procéder aux éventuels ajustement en atelier, les cas échéants)

III. Panneaux de façade en bois massif

Pour habiller ces caissons, je fabrique des portes de placard et façade de tiroir en tilleul massif.

Pourquoi le tilleul ?” me demanderez-vous. Pour ces 4 raisons :

  1. la provenance du bois (d’une forêt proche de l’atelier)
  2. le prix
  3. la facilité avec laquelle l’essence se travaille (plus la densité du bois est faible, plus il sera simple à scier, raboter, poncer,… A titre de comparaison, la densité du chêne est de 700-900 kg/m3 quand celle du tilleul est de 400-600 kg/m3).
  4. l’esthétique douce et une teinte claire
J’ai acheté le tilleul sous la forme de plateaux. Un plateau correspond à une tranche grossièrement sciée dans une grume (tronc d’arbre abattu et ébranché).
Schéma d'une grume
Schéma d'une grume délignée en plateaux
Plateau de tilleul brut (difficile de distinguer les futures portes de placard d'ici...)

L’étape suivante consiste à débiter les plateaux en tronçons de la largeur des futures portes de placard (2 ci-dessous). Puis chaque tronçon est déligné (= scié dans le sens des fibres du bois) au niveau de l’écorce, du liber et du cambium pour obtenir des planchettes de tilleul adéquates à la fabrication des futures portes de placard (3 ci-dessous).

Débitage (2) et délignage (3) du plateau (1) de tilleul
Les plateaux de tilleul sont débités puis délignés en planchettes.

Pour être parfaitement exploitables, les planchettes de tilleul doivent encore être dégauchies (= création d’une face de référence stable) et rabotées. Les raboter permet dans le même temps :

  •  de créer une surface plane
  • de retirer les aspérités grossières
  • d’uniformiser l’épaisseur de toutes les planchettes
Principe de l'effet du rabot sur une planchette. (1) planchette brute de débitage (2) planchette rabotée
Planchettes de tilleul avant dégauchissage/rabotage
Rabot-dégauchisseur (petit mais redoutable !)
Planchettes de tilleul après dégauchissage/rabotage

Ainsi travaillées, les planchettes sont prêtes à être assemblées. L’assemblage se fait par l’action simultanée de :

  • un assemblage mécanique par tenon-mortaise, qui empêche les planches de glisser les unes contres les autres.
  • un assemblage chimique par colle polyuréthane, qui empêche les planches de se désolidariser les unes des autres.
Perforation des mortaises sur les chants ( = côtés longitudinaux) de la planchette
Insertion des tenons et ajout de la colle
Perforation des chants des planchettes à l'aide d'une mortaiseuse
Mortaise
Insertion d'un tenon dans une mortaise

Pour assurer le bon collage, la colle est étalée le long des chants ( = côtés longitudinaux) des planchettes qui forment la future porte de placard. L’ensemble est ensuite comprimé à l’aide de serre-joints (ou sangles selon la longueur de la porte de placard).

Principe de mise en compression des planchettes fraichement collées les unes contre les autres
Compression par sangles tendues des planchettes collées (c'est qu'on commence à la deviner, la porte de placard !)

Une fois la colle sèche, les panneaux de bois sont sciés à la dimension des portes de placard.

Sciage du panneau aux dimensions des portes de placard
Le panneau scié à dimension

Allez, les dernières finitions et nous en aurons terminé avec les portes de placard. Un peu de ponçage à grain gros/moyen/fin, deux couches d’huile de lin & essence de térébenthine (pour protéger – légèrement – les portes de placard d’éventuelles projection d’eau) et vous pouvez m’emballer tout ça. Merci de rien au revoir messieurs dames !

Panneau de tilleul avant ponçage
Le même panneau de tilleul après ponçage. Le ponçage le rend aussi beaucoup plus doux au toucher (inutile de caresser votre écran pour espérer sentir la différence toutefois...)
Et 2 couches d'huile de lin et d'essence de térébenthine pour finir. "Et voilà !" (comme disent les américains qui aiment parler français)

IV. Place aux tiroirs

  • Version officielle : le but n’est pas ici de faire un tuto de “comment fabriquer sa cuisine tout seul comme un grand” (si cela vous intéresse, je mets toutes les ressources dont je me suis servi pour la fabrication ici). La fabrication des tiroirs est dans le fond similaire à celle des portes de façade, donc je ne m’étalerai pas sur le sujet.
  • Version officieuse : je réalise que je n’ai presque pas pris de photos de la fabrication des tiroirs, j’ai donc très peu à montrer…
Perforation à la mortaiseuse pour préparer l'assemblage des éléments du tiroir
Création d'une rainure dans les planchettes pour y insérer le fond du tiroir à l'aide d'une défonceuse
Un tiroir et ses coulisses, une fois installé dans l'appartement (très peu de photos de leur fabrication, je vous dis...)

V. Le plan de travail

Avant de continuer, je dois vous avouer quelque chose. Quand j’ai commencé la fabrication de la cuisine, je n’avais en tête que 2 pistes peu satisfaisantes pour la réalisation du plan de travail.

1 – Fabriquer le plan de travail à la manière des portes de placard

  • avantage : avoir toute la cuisine en bois de même essence renforce son aspect monolithique, ce qui me plait.
  • inconvénient : trop fragile pour un usage de plan de travail (un verre qui se renverse, un couteau qui dérape, une casserole trop chaude posée à même le bois,…)

2 – Recouvrir le bois du plan de travail de carrelage

  • avantage : durabilité renforcée
  • inconvénient : perte de l’aspect monolithique.

Peu satisfait de ces deux options, je me suis laissé le temps de la fabrication du reste de la cuisine pour trouver mieux. 

L’idée finale m’est venue après avoir constaté l’amoncellement des chutes lors de la fabrication des façades de cuisine (et pourtant j’essayais d’être économe au maximum !). A la manière des billots de boucher, j’ai choisi d’assembler ces chutes dans une position dite de “bois de bout” ( = bois positionné verticalement dans le sens de ses fibres).

Les chutes sciées en bande (à gauche). Ces chutes proviennent de la mise à dimension des panneaux .
Débitage des chutes en bande de 5 cm de largeur
Bandes de 5 cm de large

Le principe de fabrication du plan de travail en “bois de bout” :

1. Les bandes les plus courtes sont regroupées dans la longueur pour que toutes dépassent une distance minimale de 70 cm (largeur finale du plan de travail)
2. Les bandes de longueur suffisante sont collées les unes aux autres sur la largeur par paquet de 3.
3. Les paquets de 3 sont à leur tour collés sur la largeur pour former des paquets de 9.
4. Paquets de 9 bandes après le passage dans le rabot-dégauchisseur, pour uniformiser la hauteur des paquets
5. Perforation des paquets et insertion des tenons dans les mortaises
5 bis. Assemblage des paquets de 9 entre eux

Ces opérations sont répétées jusqu’à obtenir la longueur du plan de travail (230 cm). C’est un processus très long, et après des heures passées à assembler ces bandes il faut ensuite couper le futur plan de travail pour en ajuster ses dimensions avec précision. Enfin, les finitions classiques : je le ponce et l’enduis d’huile

Enfin, deux réservations pour l’évier et les plaques de cuisson sont perforées à l’intérieur du plan de travail.

Après avoir répeté l'opération un grand nombre de fois, on obtient enfin le plan de travail.
Le plan de travail est scié à dimension, poncé et ses bords chanfreinés. Plus qu'à faire les trous pour y glisser les futurs évier et plaques de cuisson.
Hop, aussitôt annoncé, aussitôt effectué !

VI. La table murale

Les chutes du plan de travail servent à fabriquer la table murale, faisant face au bloc de la cuisine. Pour obtenir la longueur finale, il est néanmoins nécessaire de compléter avec d’autres paquets de “bois de bout” (dont le principe d’assemblage est strictement identique au plan de travail).

Les chutes dues aux réservations dans le plan de travail
Le plan de la table une fois toutes les chutes assemblées
Fabrication des pieds de la table

VII. Le tabouret

Pour des raisons d’usage, je veux que la table soit au même niveau que le plan de travail, et qu’elle file sur toute la longueur du mur. Mais positionner la table ainsi fait obstacle à la fenêtre. Il est donc nécessaire de finir le plan de la table en biseau pour le faire mourir contre le dormant de la menuiserie, mais cela entrave tout de même l’ouverture de la fenêtre. Cette solution ne me satisfait que très partiellement.

A ce moment, j’arrive à la fin du chantier de fabrication du mobilier de la cuisine et me voilà en plein doute. Dans ce cas, prendre un pas de recul permet de redéfinir une hiérarchie dans ses idées. Ce pas de recul, c’est aussi le moment de se ressaisir de sa boussole, vous-vous en souvenez ?

Parmi les critères que j’ai défini lors de sa conception, je veux que la cuisine permette de profiter des rayons du soleil du matin et du midi, et ce critère n’est pas respecté. Or, en retravaillant l’extrémité de la table, cela permet de faire de l’espace du battement de la fenêtre le lieu privilégié de l’appartement, un lieu pour profiter pleinement de l’instant présent. Au point de rupture pour permettre à la fenêtre de s’ouvrir entièrement, le plan de la table se détache pour devenir un tabouret, positionné de manière à avoir les yeux à la hauteur de la cime des arbres et le visage chauffé par les rayons de soleil. Je veux aussi que ce tabouret soit mobile pour pouvoir le déplacer et permettre aux usagers d’avoir rapidement accès aux placards les plus hauts du mobilier de la cuisine.

De toute la cuisine, c’est le détail de conception dont je suis le plus fier. Et c’est aussi l’élément que j’ai fabriqué le plus spontanément.

En rassemblant mes dernières chutes, j'ai trouvé assez de matière pour fabriquer l'assise du tabouret.
Assemblage des pieds (tenons/mortaise + colle, vous commencez à connaître la chanson maintenant)
Le tabouret prêt à l'emploi !

La cuisine est fabriquée, place au montage à présent ! Ça se passe ici.

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