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Les récents progrès en matière d’apprentissage automatique (appelée par abus de langage “Intelligence” Artificielle) suscitent beaucoup d’émotions. Aussi, pour ne pas céder à la panique/fascination (rayez la mention inutile) induite par son application au champ de l’architecture, il est important de donner un peu de contexte.
Dans Culture numérique et architecture, Antoine Picon (ingénieur-architecte et enseignant à la Harvard Graduate School of Design) fait état des changements que l’ordinateur a provoqué en architecture. Cette architecture numérique, selon ses termes, puise sa source avant l’avènement de l’outil informatique.
Dès 1920, le courant de pensée du Bauhaus systématise la manière de penser et de concevoir l’architecture. C’est le début de l’architecture modulaire, techniquement simplifiée, à l’instar du concept de Baukasten de Walter Gropius et Adolf Meyer (littéralement «kit de construction», modules pouvant être facilement assemblés). Dans le même temps, Richard Buckminster Fuller développe un élément systémique qui intègre à la fois la structure et la gestion des flux (électricité, plomberie, ventilation). Cette manière de concevoir l’architecture ouvre la porte à l’industrialisation du processus constructif [1].
Les années 1960 et les progrès de l’armée américaine en informatique décuple le potentiel d’utilisation de l’architecture modulaire héritière du Bauhaus. Son degré de complexité s’accroît, à l’image du projet Habitat 67 de Moshe Safdie (1967).
Les années 1970 marquent le début des logiciels de Conception Assistée par Ordinateur (C.A.O.). Sous l’impulsion de Nicholas Negroponte se forme en 1967 au Massachusetts Institute of Technology un groupe de travail sur l’outil informatique appliqué à l’architecture. Le groupe de recherche, l’Architecture Machine Group (AMG), aboutit aux premiers logiciels de C.A.O (URBAN II) puis (URBAN V), développés avant l’industrie informatique de masse. Pour les plus curieux d’entre vous, Negroponte résume leur démarche dans The Architecture Machine (1970)[2].
Les années 1980 amènent à « la diffusion de l’ordinateur personnel ou PC »[3] dont les capacités (calculs, mémoire, réseaux,…) sont décuplées. Conséquence directe : les agences d’architecture s’équipent massivement de logiciels de Conception Assistée par Ordinateur (C.A.O) en 2D puis 3D. L’architecture se digitalise et conduit au développement d’interfaces humain/machine toujours plus performant. Un nouveau vocabulaire formel apparaît grâce au virtuel qui “se trouve réinjecté dans le monde physique sous la forme d’une augmentation”[4]. La NURBS (Non-Uniform Rational B-Spline) en est peut-être l’illustration la plus représentative.
Ces nouveaux outils « permettent aux concepteurs de jouer de manière très intuitive avec les courbes, les surfaces et les volumes, de produire et de visualiser des déformations complexes tout aussi facilement que s’ils tordaient, comprimaient […] des objets réels dans l’espace »[5]. La NURBS facilite le recours au pli et la continuité de la matière. En réaction au mouvement moderne, Greg Lynn développe le concept de blob architecture (architecture organique/bombée) [6]. Des architectes, tels que Frank Gehry ou Zaha Hadid, s’emparent de l’outil informatique pour proposer une architecture aux formes inédites.
Afin d’exploiter au mieux les possibilités offertes par l’outil informatique, Frank Gehry fonde avec Jim Glymph, Gehry Technologies. Cela permet à l’architecte une liberté sans précédent pour se représenter le bâtiment lors de sa conception. Le musée Guggenheim de Bilbao (1997) en est une parfaite illustration.
Gehry explique ainsi sa méthode : «je construis des maquettes de plus en plus grandes, ajoutant de nouveaux éléments et de nouvelles pièces au puzzle […] et je regarde. Puis je recommence à déformer. Et à un certain stade je m’arrête car je sens que j’y suis». A l’issue de ce processus, un technicien pointe et numérise des milliers de points sur la surface de la maquette. Les boîtes en carton deviennent virtuelles et l’architecte peut leur appliquer la matérialité qu’il souhaite. L’ingénieur et l’architecte peuvent ainsi avoir recours à la puissance de calcul de l’informatique pour réaliser l’étude structurelle du bâtiment et s’assurer de sa stabilité [7].
Avant de poursuivre, il est important de noter la dimension sensible dans le processus créatif de Frank Gehry. L’architecture naît avant tout d’un jeu intuitif et physique avec la matière. Il ne laisse aucune ambiguïté : dans le processus de création, l’outil informatique intervient a posteriori. Le projet est construit une première fois (en carton), avant d’être numérisé (ordinateur) pour enfin être construit une seconde fois (en béton, acier, verre, pierre, etc.).
Les capacités calculatoires des ordinateurs sont aujourd’hui telles qu’elles permettent d’esquisser la géométrie du projet en fonction de divers paramètres inhérents au projet (ventilation, éclairage naturel, radiations solaires, consommation d’énergie, performances structurelles, etc.). Cette manière de concevoir, appelée paramétrisme ou computational design relègue au second plan la démarche sensible de l’architecte qui déforme ses maquettes de carton pour une approche plus calculatoire (compute, du latin computare, calculer). La hiérarchie de ces paramètres dans le dessin de l’architecture devient dès lors essentielle.
Pour John Frazer, cela permet une nouvelle architecture : “conçue dans le cyber-espace par la coopération globale d’une communauté mondiale qui fait émerger de nouvelles idées, façonne un environnement écologique et qui utilise l’ordinateur comme un accélérateur évolutionnaire […] l’architecture évolutionnaire explore les processus fondamentaux de la génération de formes en architecture, s’appuyant sur une large recherche scientifique de la théorie de la morphogenèse dans le vivant.“[8].
Les théories de l’architecture paramétrique et évolutionnaire (telle que définie par John Frazer) donnent naissance à des laboratoires universitaires. A Stuttgart, l’ingénieur Jan Knippers et l’architecte Achim Menges s’inspirent de phénomènes structurels biologiques pour fabriquer des architectures prototypes. Le BUGA Wood Pavilion 2019 en est un exemple.
Sur la base de recherches menées depuis une dizaine d’années sur l’anatomie des oursins, les chercheurs se sont inspirés de la logique structurelle de la coquille pour produire un dôme de bois de grande échelle[9]. En résulte alors une architecture qui croise différentes disciplines (biologie, résistance des matériaux, informatique). Le dôme est constitué de facettes, générées par itérations successives grâce à un logiciel de paramétrisme (ou computational design). La variation d’un paramètre géométrique d’une facette induit un nouveau calcul du logiciel pour équilibrer les forces et assurer la stabilité du dôme.
Même si ces processus par itération sont réalisés par informatique, ils n’en demeurent pas moins très gourmands en puissance de calcul, et il est parfois long et fastidieux d’obtenir une grande diversité de forme. Néanmoins, les récents progrès en matière d'”Intélligence Artificielle” pourraient dans un très proche futur dépasser largement ces limites.
Vous voulez en savoir plus sur le potentiel de l'”Intelligence Artificielle” appliquée à l’architecture ? Lisez donc cet article !
[1] CHAILLOU, S. Expostion Pavillon de l’Arsenal – Intelligence Artificielle et Architecture. 02-04 2020
[2] Idem
[3] PICON,A. Culture numérique et architecture – Une Introduction. Editions : Birkhauser Fr, avril 2010 p.49
[4]Idem
[5] Ibid. p.71
[6] LYNN, G. « Architectural Curvilinearity : the Folded, the Pliant and the Supple », dans Folding in Architecture, AD Profile 102, AD 63, mars-avril 1993 (réédition augmentée 2004), Chichester, John Wiley & Sons. p. 24
[7] DONNADA, J. Le Musee Guggenheim de Bilbao [Télévision]. Arte France. 2002. 25 minutes
[8] FRAZER, J. « The Architectural Relevance of Cyberspace », M. Pearce, N. Spiller, Architects in Cyberspace, AD Profile 118, AD 65, novembre-décembre 1995, Chichester, John Wiley & Sons, pp. 76-77
[9] BUGA Wood Pavilion, Institute for Computational Design, University of Stuttgart [En ligne] https://icd.uni-stuttgart.de/?p=22287