Une rapide recherche dans le dictionnaire nous apprend qu’un.e architecte est une “personne qui conçoit le parti, la réalisation et la décoration de bâtiments de tous ordres, et en dirige l’exécution.” [1] Mais, à bien y réfléchir, un.e ingénieur du bâtiment ou un.e constructeur capable de dessiner des plans serait tout à fait susceptible de correspondre à cette définition. Alors, qu’est-ce que l’architecte a en plus de l’ingénieur ou du constructeur ? Un diplôme ? Ce serait bien trop peu…
Vous l’aurez compris, le but de cet article est de dépasser cette définition convenue pour l’enrichir de mon interprétation personnelle, en tant qu’ingénieur structure & architecte. Préparer vos plumeaux, ça va dépoussiérer ! (ouais, moyen sûr de celle-là…)
La révolution industrielle permet à notre civilisation de prolonger le courant de pensée des humanistes de la Renaissance dans des proportions inouïes. La prolifération de gratte-ciels à Manhattan entre 1890 et 1940 est le parfait exemple d’une espèce humaine qui cherche à s’extirper du reste du vivant : «[Coney Island, le Skyscraper, le centre Rockefeller et Europeans] montrent la progression (et le déclin qui s’en suit) de la détermination de Manhattan d’extirper son territoire de la nature aussi loin qu’humainement possible »[2].
En un siècle, grâce au ciment et à l’acier, nos villes se sont considérablement verticalisées. Il faut toutefois garder en tête que la diffusion mondiale de ces matériaux n’est permise que par la consommation croissante d’énergie fossile. (les graphiques de Jean-Marc Jancovici illustrent parfaitement la soif énergétique nécessaire au développement de nos sociétés modernes). Et c’est justement ce mode de construction qui aujourd’hui pose problème.
Avant d’aller plus loin, gardons en tête qu’il est toujours facile de pointer du doigt les erreurs du passé a posteriori. Il faut en effet se mettre à la place de nos ancêtres – du début du XXème siècle – qui découvraient les capacités structurelles inouïes de l’acier et du béton de ciment. Ces matériaux étaient, pour les architectes et ingénieurs de l’époque, l’occasion d’explorer de nouveaux champs esthétique et technique. Le tout dans un contexte où la révolution industrielle poussait les habitants des campagnes vers les villes.
“Adieu vieille bâtisse! Tes poutres de bois me contraignent à concevoir désespérément des pièces enchâssées entre deux murs de pierres de 6 mètres de côté. Bonjour plan libre! Tes dalles de béton armé et tes poteaux en acier me permettent de créer des espaces intérieurs à perte de vue !” aurait pu s’écrier (de manière triviale) un.e enthousiaste architecte du début du XXème siècle.
N.B. pour briller dans les dîners où, en plus de la fourchette normale, on vous donne une fourchette avec 3 dents, on dit que ces architectes appartiennent au mouvement moderne.
Pour le dire autrement, les architectes du mouvement moderne ont expérimenté de nouveaux matériaux dans une époque marquée par un exode rural massif et des conflits destructeurs. Ils ont ainsi fait de cette exploration architecturale une manière de répondre aux besoins importants de logements et d’infrastructures. Toutefois aujourd’hui, la crise environnementale jette une lumière crue sur la pertinence d’une telle manière de construire. Il fait désormais consensus que les activités humaines de nos sociétés occidentales ne sont pas soutenables. L’industrie du bâtiment, responsable de près de 40% des émissions de GES[3] est sans aucun doute l’une des plus délétères. Cela sans même considérer les problèmes liés à l’artificialisation des sols et à la destruction des habitats naturels.
Si les architectes du siècle passé peuvent être excusés par leur manque de recul, les “architectes” qui, aujourd’hui encore, prolongent cet héritage constructif sans le remettre en question, sont eux répréhensibles. C’est pour moi la capacité à questionner nos motivations à construire, qui définit l’architecte. C’est cette capacité qui distingue les modernes de leurs héritiers, cette capacité qui distingue l’architecte du constructeur.
Plutôt que les termes de “motivation à construire”, certains comme André Ravéreau (architecte français, 1919-2017), préfèrent parler de morale[4]. Mais l’idée reste la même, car pour lui aussi, la morale ou la motivation (choisissez le terme que vous préférez), doit devenir la ligne directrice autour de laquelle concevoir l’architecture et la penser sur le long terme.
En faisant le choix de recouvrir généreusement son bâtiment de parois vitrées, dans une ville où la température dépasse régulièrement les 30°C de Mai à Octobre [5], Libeskind créé une véritable serre au centre de la ville. Pour inciter les habitant.es à fréquenter le bâtiments il sera nécessaire de le climatiser fortement, renforçant au passage l’ilot de chaleur urbain.
La question que l’on peut alors se poser est la suivante : est-ce qu’un “architecte” qui conçoit à l’heure actuelle un bâtiment qui, sans le recours à l’air conditionné , est inutilisable la moitié de l’année peut encore être considéré “architecte” ? Si vous avez été attentifs jusque là, vous connaissez ma réponse. En revanche, la renommée internationale de D. Libeskind semble me donner tort. Il reste donc beaucoup de travail pour faire émerger une ligne directrice collective capable de penser l’architecture sur le long terme.
A présent, fermez les yeux (gardez-en peut-être un ouvert pour poursuivre la lecture). Imaginez que vous êtes dans un monde idéal. Dans ce monde, la ligne directrice que nous venons d’évoquer est définie de manière démocratique. Les gouvernements peuvent ainsi établir un cadre autour de cette ligne directrice, permettant aux citoyen.nes et aux entreprises de s’en emparer et de proposer les solutions qui leurs semblent pertinentes…
Allez, rouvrez l’œil : les 30 dernières années (peut-être même plus, mais je n’étais pas là pour le constater) nous ont démontré que l’agenda politique des différents gouvernements européens n’est pas compatible avec une vision à plus de quelques années. Cette durée électorale est bien trop faible pour prendre des décisions réfléchies sur la manière dont nous devons habiter dans les décennies à venir. C’est donc à nous, citoyens et architectes, qu’il revient de déterminer cette ligne directrice et de nous organiser pour la maintenir visible pour tous.
La bonne nouvelle, c’est que partout dans le monde, ces questions se posent. Certains comme Toshiko Mori (architecte japonaise, 1951-) proposent que « les architectes et plus généralement les citoyens [choisissent] activement où, quoi, comment et avec quoi construire ? ». D’autres comme Antoine Picon (professeur d’histoire de l’architecture à Harvard, 1957-) se demande « quand ne pas construire ? »[5].
Dans un contexte de surexploitation des ressources et d’expansion du territoire humain au mépris du reste du vivant, la question “quand ne pas construire ?” devrait animer tous les professionnels de la construction. Je la considère même au cœur du métier d’architecte.
Pour moi, c’est à ça que nous, architectes, devons servir : faire que nos concitoyens se satisfassent du bâti déjà existant et ne cherchent plus à construire de bâtiment neuf. Cela demande alors de rendre désirable des espaces plus petits en les concevants avec minutie. Less is more disait Mies Van der Rohe. Less is better, devrions-nous même dire.
[1] Larousse. Définitions : architecte (page consultée en mars 2024) [en ligne] : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/architecte/5072
[2] « [Coney Island, the Skyscraper, Rockfeller center and Europeans] show the progression (and subsequent decline) of Manhattan’s determination to remove its territory as far from the natural as humanly possible » (nous traduisons) KOOLHAAS, Rem. Delirious New York. Editions : 010 Publishers, 1994, p.11
[3] UNEP. Communiqué de presse (2020) [en ligne] : https://www.unep.org/fr/actualites-et-recits/communique-de-presse/les-emissions-du-secteur-du-batiment-ont-atteint-un
[4] RAVEREAU, André. Le Mzab, une leçon d’architecture. Editions : Sindbad, 1981, p.79
[5] Météo France. Climat de Nice (page consultée en mars 2024) [en ligne] : https://meteofrance.com/climat/france/france/provence-alpes-cote-d-azur/NICE
[6] PICON, Antoine. Culture numérique et architecture – Une Introduction. Editions : Birkhauser Fr, avril 2010. p.165